Les déferlantes de critiques moqueuses et dégradations renforcent cet art et gargarisent ses amateurs.
Qu’il s’agisse des actes de vandalismes contre des œuvres d’Anish Kapoor à Versailles ou du nettoyage d’une installation de Sara Goldschmied et d’Eleonora Chiaridu par le personnel de ménage du Museion de Bolzano, l’art contemporain semble remis en cause dans son statut d’art majeur : personne ne lui reconnaît la dignité d’une œuvre d’art, comme s’il n’était qu’une imposture ridicule pour des esprits en manque de contestation.
Les commentateurs se veulent cyniques et acerbes, en mêlant jeux de mots sur un art « comptant pour rien » à des réflexions algébriques sur la métaphore que serait la destruction des œuvres sans intérêts et sans beauté. Certains feront remarquer qu’une statue grec ou un tableau de Poussin n’auraient jamais été jetés par une femme de ménage qui aurait pris quelques instants pour admirer le chef d’œuvre et s’émerveiller. L’âme sensible résonne face à de la vraie beauté, or l’art contemporain ne toucherait pas la sensibilité, l’universel humain, il serait impossible de distinguer une ordure d’une œuvre d’art. Ce tas de bouteilles aurait pu être fait par n’importe qui ; il serait sans grâce, sans beauté, sans technique, ne mériterait qu’une chose, être jeté à la poubelle et oublié.
La critique, source de sa superbe
Pourtant, l’art contemporain ne meurt pas de ces critiques, loin s’en faut. Ces attaques ne sont en réalité que des pierres à son édifice, une démonstration éclatante de sa vitalité et de son génie. L’art contemporain se revendique comme étant un art d’initiés, son premier moteur est le clivage et non la beauté que l’art a abandonné depuis plus d’un siècle.
Si la majorité s’érigeait en amateur d’art contemporain, alors sa force serait amoindrie et son attrait diminué. Pour l’apprécier, il faut être initié ; pour le posséder, être fortuné ; pour le critique, être adoubé. Il faut connaître l’histoire de l’art, ses contemporains, avoir des réflexions sur la société, sur le sens de la vie, avoir voyagé à travers le monde, connaître nombreuses cultures… selon ses adorateurs, ce n’est qu’à ce prix qu’il peut être jugé et apprécié, tout le reste n’est qu’un vomi d’ignorance. Les déferlantes de critiques moqueuses sur le net renforcent cet art et gargarisent ses amateurs.
Le singe rieur
Plus le gros animal vitupère que le carré blanc sur blanc n’est pas une œuvre d’art, plus il est une œuvre d’art, riche plus de son vécu et de son histoire que sa matérialité. Les plus doux diront que cet art bouscule, interroge, et parfois agace ; les plus durs diront qu’il polarise, stigmatise et ridiculise. Il divise en deux groupes : les initiés et les incultes, les critiques et les moqueurs, l’élite et la vulgate. Se moquer de l’art contemporain devient une critique de soi, la violence se retourne et prend celui qui croyait prendre sans que ce dernier ne le sache.
Alors que la moquerie a toujours été la marque du puissant (le roi, le patron, le mari). L’art contemporain a eu le génie de retourner l’arme contre son détenteur à son insu : se moquer c’est choisir son camp, se poser en tant qu’inférieur dans la dialectique, l’arrogance n’est plus un signe de puissance. Une moquerie oiseuse se substitue aux fautes de langue et aux accents trop prononcés comme marqueur social. Les singes sachant singés ne font rire que d’eux mêmes.
Si les récentes enchères battent tous les records au cœur de la crise, c’est bien parce la dichotomie se creuse entre les deux groupes, la fracture sociale est aussi une fracture culturelle. Plus les critiques seront vives et les destructions violentes, plus les prix s’envoleront. Une certaine élite se distingue volontairement de ce gros animal, en promouvant ses goûts différents sans même avoir à affirmer sa supériorité, c’est l’inférieur qui se manifeste comme tel. Ce que le vulgaire rejette ne peut être que beau. C’est pourquoi Anish Kapoor choisit de garder les traces des dégradations, cette cicatrice est en réalité une couronne de laurier décernée aux vainqueurs.